Abidjan, le royaume des cyberescrocs de l’amour


Refrains de coupé-décalé et flows de « rap ivoire » montent des terrasses de Koumassi, quartier populaire d’Abidjan, la capitale économique de la Côte d’Ivoire. Néons des « maquis » (petits restaurants), mosaïques d’écrans et feux de voitures composent le corail luminescent de « Babi », ainsi qu’on surnomme la métropole aux nuits extravagantes, où tant d’escrocs en ligne, appelés « brouteurs », vendent du rêve aux solitudes occidentales. Djibril (les noms des fraudeurs cités dans cet article ont été modifiés) nous attend dans une rue discrète, à l’étage d’un restaurant climatisé. Nous sommes recommandés par des membres de sa famille installés en France, qui l’ont assuré de notre discrétion. Depuis que nous sommes en contact, Djibril nous envoie quotidiennement des messages sur WhatsApp : « Coucou, ça va ? », « Comment s’est passée la journée ? », « Vous me gâterez avec une bonne bouteille ? » Le jeune homme sait que notre enquête ne lui apportera pas d’argent, mais il est comme naturellement rattrapé par ses réflexes de brouteur.

Le voici qui nous fait signe depuis la table où il est assis. Tee-shirt siglé Nike, jean déchiré, tresses nouées en catogan. Son regard s’arrête sur notre téléphone. « C’est l’iPhone 14 Pro Max ? Pas mal… », lance-t-il avec un cheveu sur la langue. Aujourd’hui trentenaire, Djibril est devenu brouteur alors qu’il était encore collégien, à l’âge de 15 ans, en suivant l’exemple de ses frères aînés dans les cybercafés de Koumassi. Sa première arnaque lui a rapporté 50 euros. « J’ai acheté une paire d’Adidas, se souvient le “guy”, comme on appelle ici les imposteurs en ligne. Je ne l’ai pas fait seulement pour les chaussures, c’était un test, une épreuve que je voulais relever. »

Depuis ce premier « West » – une fraude dans le jargon des brouteurs –, les techniques de Djibril n’ont pas changé. « Je travaille sur les sites de rencontre, précise-t-il. On gagne du temps parce que les revenus des profils sont affichés. Je me fais passer pour une secrétaire de l’armée en mission à l’étranger. C’est une bonne excuse pour esquiver les échanges à l’oral et les vidéos. Je cible surtout les hommes. » Selon Djibril, les brouteurs sont unanimes : la confiance des hommes se gagne rapidement, mais, à la fin, ils donnent moins d’argent que les femmes… « Je les amène vite sur le terrain de l’amour, poursuit le “guy” de Koumassi. Il faut ensuite trouver leurs faiblesses. Si c’est les enfants, par exemple, je leur dis que j’ai une fille à l’hôpital, que les soins sont chers… Une fois que le “mugu” [« pigeon »] a commencé à payer, il est foutu, il ne veut plus perdre sa mise de départ. » Djibril esquisse un sourire gêné : « En même temps, votre pays nous pousse à la faute en ouvrant des “sites de solitude” ! »

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